31 Aug 2022  |  Diego Muñoz

Du macabre et burlesque: Alfred Métraux à Marae renga

Le 11 avril 1963, dans une forêt de Chevreuse en région Parisienne, l’ethnologue suisse Alfred Métraux se donnait la mort. Restant ethnologue jusqu’aux derniers instants, il avait consigné dans un carnet les effets provoqués par les barbituriques qu’il avait ingérés.[1] La dernière page écrite restera célèbre: ‘je meurs comme Socrate’.[2]

Pour tout spécialiste et amateur de Rapa Nui, le nom de Métraux est incontournable : chef — malgré lui — de l’expédition franco-belge de 1934 sur cette île. Son monumental ‘Ethnology of Easter Island’, publié en 1940 par le Bishop Museum d’Honolulu, a fait date dans le milieu des ethnologues et des archéologues océanistes ; et la version littéraire, apparue en français un an plus tard sous le sobre titre de ‘l’île de Pâques’, fut décrite par l’ethnologue George Bataille, comme un ‘chef d’oeuvre’ de la littérature française.[3] Les derniers paragraphes de ce livre, qui disparaitrons dans les rééditions de l’ouvrage, témoignent de la relation particulière de Métraux à la mort. Malgré l’effort de rationalisation du travail ethnologique mené par l’auteur, il donne libre cours à l’imagination, la liberté de prose et la divagation d’esprit.

Image: Collection de crânes extraits de l’Ahu Te Peu par l’expetion franco-belge en 1934.  Juan Tepano, l’informateur d’Alfred Métraux se trouve à droit de l’image.  (Mapse, fonds Capuchino)Collection de crânes extraits de l’Ahu Vinapu par l’expetion franco-belge en 1934. Juan Tepano, l’informateur d’Alfred Métraux se trouve à droit de l’image. (Mapse, fonds Capuchino)

Un soir, alors que je cherchais des crânes dans un mausolée, Tepano m’avertit : « Quand tu seras mort, ton âme reviendra, chargée de tous ces crânes. Avant d’aller où Dieu t’envoie, tu devras les remettre tous dans la tombe où tu les as pris. » […] J’y ai souvent pensé depuis, et je souhaite aujourd’hui que cette prophétie se réalise. Je voudrais qu’avant de partir dans la Nuit mon fantôme errât encore dans les sites désolés que j’ai tant aimés. Une fois ma tâche accomplie, que les alizés me portent vers Marae-renga, vers le Soleil couchant ![4]

De la rhétorique pure ou pensée sensible et sincère ? Je choisis volontiers la dernière alternative, qui reste puissante quand l’on sait que vingt ans plus tard, Métraux mettra fin à ses jours.

Pour Métraux, l’art ancien rapanui avait aussi une relation particulière à la mort, qu’il qualifia de macabre et burlesque.[5] Cette définition apparait publiée dans la revue surréaliste VVV, dont le comité éditorial était formé par André Breton, Marcel Duchamp et Max Ernst. Eux aussi liés, d’une façon ou d’une autre, aux objets rapanui. Breton raconte dans son roman Nadja, que son premier « fétiche » acheté était une statuette de l’île de Pâques à qui sa confidente Nadja disait ‘je t’aime, je t’aime’.[6] Des années plus tard, le poète acquerra une partie des objets collectés par Pierre Loti en 1872 qui sont aujourd’hui exposés dans le Centre Pompidou de Paris. Ernst, quant à lui, créera une série de gravures montrant un mystérieux personnage à la tête de moai de l’île de Pâques.[7] Encore une fois, la mort macabre et burlesque y est présente.

Ethnologues et Surréalistes, portaient un intérêt sincère aux sociétés non-occidentales: les uns cherchaient à reconstruire le passé d’une société lointaine, les autres voyaient dans leurs objets des manifestations d’une pensée à l’opposé de la pensée occidentale. Les premiers avaient une motivation scientifique, comme Métraux qui ne voulait pas se laisser impressionner par les statues colossales de l’île de Pâques, bien qu’elles l’aient mis ‘mal à l’aise’.[8] Les seconds une motivation anti-rationnelle et onirique, comme Breton, qui qualifie les ethnologues de ‘ridicules’ par la bouche des Moai auxquels il donne la parole dans un poème.[9]

Le suicide de Métraux, planifié, décidé, analysé, se trouve à l’opposé de ce que pourrait être une mort surréaliste. On se souviendra que pour Breton le surréalisme «  [est une] dicté de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale… ».[10] Mourir comme Socrate et le décrire jusqu’à la fin est un exemple d’une ethnographie radicale totale… Je me suis demandé si Métraux avait pensé aux mots de Tepano quand son esprit commençait à s’en aller, et si son âme avait rejoint Marae renga dans une attitude burlesque, comme les statues de Rapa Nui, face à la Camarde.

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[1] Lévi-Strauss, Claude, 1963. Alfred Métraux, (1902-1963). In : Journal de la Société des Américanistes. Tome 52, pp. 301-311.

[2] Nocher, Jean, 1963.  A mort, le vieux ?. In : En directe avec vous. Del Duca Editions. Pp 108-110.

[3] Bataille, Georges 1956. Un livre humain, un grand livre, in : Critique n°105, p.100.

[4] Métraux, Alfred, 1941. L’île de Pâques. Éditions Gallimard, p. 197.

[5] Revue VVV n°2-3 mars 1943, pp. 40-41.

[6] Breton, André, 1964. Nadja. Éditions Gallimard, p.132.

[7] Publiés dans le quatrième cahier de son roman-collage Une semaine de bonté.

[8] Métraux, Alfred, 1941. L’île de Pâques. Éditions Gallimard, p. 142.

[9] Breton, André, 1999 [1948]. Rano Raraku. In : Œuvres complètes, tome III. Éditions Gallimard, p. 416

[10] Breton, André, 1988 [1924]. Manifeste du surréalisme. In :  Œuvres complètes, tome I, Éditions Gallimard, p. 328.